Le texte qui suit est une illustration d’un genre de récit bien particulier : le skaz, soit, en bref, un récit à la première personne plus proche de la langue parlée que de l’écrit et qui donne l’impression d’une improvisation. Cela peut donner lieu à une proposition d’écriture en atelier.
La première fois, j’ai cru que ça ne marcherait pas. Mais faut croire que je suis tombée sur aussi dingue que moi, aussi joueur – ou plus certainement le gars avait-il compris que c’était un bon moyen de faire tourner son compteur. Je n’avais rien prémédité, croyez-moi, ce genre de chose ne m’a jamais effleurée. Les coups d’théâtre, coup d’sang, coup d’folie, c’est pas vraiment mon truc – la vie est une chose sérieuse n’est-ce pas ? « Clara est très posée » disait toujours ma mère ; « Clara est très intériorisée » avait décidé mon père. Alors qu’est-ce qui m’a pris ce jour-là ?
C’était un jour de janvier, le genre de jour où l’on a envie de tout envoyer promener, où l’on se dit qu’il aurait mieux valu rester couché.
Bref, je marchais dans Paris quand j’ai vu le taxi.
J’ai pensé : « Pourquoi pas ? »
J’ai pensé : « Voilà bien longtemps que je n’ai pas joué, que je ne me suis pas amusée. »
Et je suis montée.
J’ai dit :
-Suivez cette voiture.
Là, voyez-vous, c’était quitte ou double. Honnêtement, je m’attendais à me faire sortir. Je m’attendais à m’entendre dire : « J’ai autre chose à faire ma p’tite dame ».
Faut avouer, j’ai pas vraiment l’envergure ni l’allure d’un privé et puis devant nous, y avait pas de voiture. J’veux dire, pas à ce moment-là, pas devant nous précisément. C’est pas d’bol j’avais choisi la seule artère quasiment vide de Paris, c’est à ça qu’on devine un bleu.
Mais le chauffeur a assuré. Qu’est-ce qui lui est bien passé par la tête à ce moment-là ? Ma foi, mystère, aussi obscur que c’qui avait traversé la mienne. Peut-être avait-il l’habitude, sans doute que Paris est pleine de dingues aux demandes pas nettes et que franchement, la mienne, c’était peanuts à côté.
En tout cas, il m’a jeté un œil par le biais du rétroviseur et, impassible, il a démarré. Pas vraiment en trombe, sur ce point, il aurait pu mieux faire, y’a de la marge. Mais bon on va pas se plaindre hein, au moins était-il de bonne volonté.
Il y a eu un moment de flottement, te voilà bien maligne maintenant. Je me suis enfoncée un peu plus profondément dans la banquette en moleskine, tête rentrée dans les épaules voûtées. J’ai pensé que j’aurais volontiers mis des lunettes noires, la prochaine fois, je prévois et je pense aux accessoires.
On a remonté les quais, en silence. Passé devant le 36 et le Palais de justice, je me suis tassée un peu plus encore, pour faire genre.
Lui aussi sans doute qu’il commençait à s’amuser car arrivés à Orsay, il a subitement fait demi-tour. « Il cherche à nous semer » a t-il sobrement commenté. Je l’aurais embrassé. Bon dieu oui, je l’aurais embrassé. Ça m’a requinquée et donné des idées.
-À la Concorde, ai-je lancé.
Devant la Grande Roue, je lui ai demandé de m’attendre, moteur allumé.
J’aurais aimé monter avec une personne seule, ça aurait fait plus réaliste pour faire croire à un échange d’informations, non ? Mais faut dire qu’y a pas grand monde qui s’amuse à faire un tour de Grande Roue en solo, un matin gris de janvier. Alors j’ai choisi un couple de touristes. Dans mon malheur j’ai eu de la chance, ils avaient bien la tête de l’emploi, on aurait dit deux transfuges venus de l’Est.
En haut, j’ai fait mine de prendre des photos de l’Assemblée et de l’Élysée, j’étais tellement dans mon rôle que pour un peu, je m’y serais crue, je me serais attendue à ce que des flics en civil me cueillent à l’arrivée et me demandent de leur remettre mon smartphone. «Là, tout doux. Donnez-nous ce portable sans faire d’histoires mademoiselle. » Et moi, j’me serais carapatée dans les jardins des Tuileries. Parce que justement, faire des histoires c’est mon truc vous voyez ?
Bon, évidemment, à part un marchand ambulant qui voulait me refourguer sa camelote, personne ne m’a interpellée à la descente de la Grande Roue.
Je suis remontée en voiture, nouveaux regards croisés dans le rétroviseur, petits hochements de tête entendus de part et d’autre, on a redémarré.
On a roulé quoi ? Encore dix minutes peut-être. Et puis j’ai réalisé que je n’avais pas grand chose comme monnaie sur moi, en tout cas, pas assez pour le payer. J’avais pas prévu j’vous dis
-Vous prenez la carte ?
Il a acquiescé et :
-On s’arrête là ?
À mon tour de hocher la tête.
En payant – grassement, je sais me me montrer grand seigneur – j’me suis demandé ce qu’il allait raconter à sa bourgeoise en rentrant. Si même il allait le lui raconter, parce qu’encore une fois, des dingues, il doit en croiser. Moi, c’était vite vu, j’avais personne à qui raconter quoi que ce soit et pour le coup, c’est plus difficile de faire semblant.
J’allais m’laisser aller, faire ma fillette et verser ma p’tite larme quand il m’a dit :
-Demain même endroit, même heure ?