Engrenages & Fictions rencontre Laura Cahen
Chaque trimestre, Engrenages & Fictions rencontre un artiste pour évoquer les liens entre musique et littérature. Rencontre #2 : Laura Cahen.
Elle a sorti un premier album, NORD, d’une puissance épique, porté par sa voix et des mélodies à la richesse parfaitement maîtrisée. Ses textes sont d’une infinie poésie, son univers éminemment romantique, et ses concerts flirtent avec le récit. Engrenages & Fictions était donc curieux d’entendre Laura Cahen parler écriture et littérature. Elle a choisi de lire un extrait de Le Temps où nous chantions, de Richard Powers. Un roman fort et exigeant au cœur duquel on trouve la musique, le temps, les questions de métissage et d’identité mais aussi la transgression.
E&F: Tu as choisi « Le Temps où nous chantions », de quoi parle-t-il et pourquoi ce roman ?
Laura Cahen : Le livre retrace cinquante ans d’histoire de l’Amérique. C’est l’histoire d’un physicien juif allemand qui a émigré à New-York à la fin des années 30 pour fuir le nazisme et qui tombe amoureux d’une jeune femme noire de la bourgeoisie de Philadelphie. Ensemble ils ont trois enfants dont le narrateur, le cadet de la fratrie. Celui-ci raconte l’histoire de son frère qui devient ténor mondialement connu et de sa petite sœur qui rejette les valeurs familiales pour adhérer au mouvement révolutionnaire des Black Panthers. Pourquoi ce livre ? Tout est dans le titre : le temps d’abord, qui me fascine, me fait peur, me questionne. Et puis le chant, donc la musique, qui rassemble ou sépare. Il y a aussi la question de l’identité qui me donne beaucoup à réfléchir.
C’est un roman-fleuve, qui embarque mais qui témoigne aussi de choses véridiques. Est-ce ce que tu attends de la littérature ?
Je ne saurais dire ce que j’attends de la littérature si ce n’est que quand je me plonge dans un roman, j’aime être absorbée, comme happée par un courant, ne plus pouvoir faire autrement que de le lire. Quand je lis, quand j’écoute de la musique ou regarde des tableaux, ce que j’attends c’est d’être émue. Oui, on peut dire que j’attends de la littérature qu’elle m’émeuve, qu’elle m’emporte quelque part, me fasse voyager. Mais je constate que les textes qui me touchent sont souvent des histoires vraies et qui dénoncent des choses.
Et la langue, quelle place tient-elle ?
Une place importante bien sûr. Je suis sensible aux beaux enchainements de mots et de phrases. En l’occurrence, Richard Powers est assez fort, c’est plein de trouvailles, de choses magnifiques.
Tu m’as dit avoir hésité avec un texte d’Éluard pour cette lecture….
J’ai une culture littéraire assez hétérogène et lacunaire mais j’ai beaucoup étudié les poètes surréalistes et l’écriture automatique. Il y a dans cette façon de délivrer l’inconscient quelque chose qui me parle beaucoup. C’est ce que j’essaie de faire dans mon écriture.
Est-ce ainsi que tu as écrit NORD ?
Oui. J’ai essayé de livrer ce que j’avais en moi de plus instinctif, d’écrire de manière presque animale, de me libérer de tout ce que j’ai pu lire, voir. Et cela passe par l’écriture automatique et une contrainte. Par exemple je me laisse dix minutes pour écrire tout ce qui me passe par la tête sans lever le crayon. Ça donne des choses absurdes, un peu folles. J’en garde un extrait en essayant de tirer un fil plus consciemment.
Comment ? Par le fond ou par la forme ?
J’essaie de m’appuyer sur le son de chaque syllabe et de chaque mot. Jusque-là, je ne me pose pas la question du sens. Mais lorsque j’ai disons, une page, je m’interroge : « De quoi j’ai voulu parler ? » Et là je remodèle mes couplets pour donner vraiment une consistance.
Et comment s’installe l’équilibre entre écriture et musique ?
Parfois, j’écris le texte d’abord puis je le mets en musique. Mais la plupart du temps, les deux arrivent ensemble. J’évoquais la musique des mots et des syllabes : en même temps que je place ces mots les uns à la suite des autres comme un puzzle, j’ai souvent une mélodie qui vient. Je suis le fil de cette mélodie et je place des accords dessus. Il arrive aussi que j’ai des accords en premier. Alors je me demande quel mot je peux mettre dessus. Mais il faut tout de suite que ça marche sinon je mets à la poubelle. Après, une fois que j’ai figé le texte, je n’y touche plus.
Si tu devais résumer NORD ?
L’album parle de fuite, de migration, de voyage, de marche… En fait, j’ai réalisé que je parlais de l’histoire de ma famille qui a dû migrer du Sud vers le Nord. D’où le titre.
As-tu déjà exploré d’autres formes d’écriture que la chanson ?
J’écris des choses pour moi de temps en temps. Autour de cet album par exemple, j’ai écrit d’autres textes pour pouvoir construire le fil, pour pouvoir trouver ce que je voulais raconter. Ces chansons, ce sont des synthèses, autour d’elles j’essaie d’écrire des choses plus longues que je garde pour moi mais qui me permettent de comprendre ce que j’ai voulu faire. Et cela m’a fait réaliser que j’aimerais bien écrire un peu plus. Des nouvelles par exemple, ça me plairait bien.
Et tu as découpé ton album en 4 chapitres…
Chaque chanson est conçue comme un tableau, elle peut se suffire à elle-même. Mais encore une fois, il y a entre elles un lien qu’on peut qualifier de « littéraire ».
Ces chapitres portent le nom des saisons, pourquoi ?
J’avais envie de signifier le temps que cet album m’a pris. On en revient au temps… Il m’en a pris du temps et de la réflexion pour en arriver là. Et puis on en revient aussi au romantisme : j’ai créé cet album au fil des saisons, je me suis laissée inspirer par elles. Tout comme les saisons se suivent et ne se ressemblent pas, il y a dans cet album des choses plus lumineuses que d’autres.
Crédit Photo Frédéric Arnould